«Mille et Une danses orientales de Mokhtar Ladjimi : Corps Sacré, Corps Fantasmé», Par Meriem Mejri

En 1999, la chaîne culturelle franco-allemande arte diffuse Mille et Une danses orientales, un documentaire signé par le réalisateur tunisien Mokhtar Ladjimi.

Le film sort à un moment où les questionnements issus des Cultural Studies anglo-saxonnes et les réflexions sur l’image commencent à irriguer le paysage intellectuel français et où les débats sur le post-colonialisme et l’orientalisme, relancés par les travaux d’Edward Saïd, s’introduisent dans le monde universitaire et commencent à percer dans les médias.

Le film retrace l’histoire de la danse orientale à partir des rituels sacrés de l’Égypte antique et dans les cabarets du Caire, en interrogeant surtout le regard posé sur elle. Porté par une thèse centrale qui n’est pas simplement chorégraphique, mais politico-culturelle ; Mokhtar Ladjimi démontre comment le corps dansant de la femme orientale a été successivement un objet de sacralité, un symbole de résistance, et finalement, un écran de projection pour les fantasmes érotiques et exotiques de l’Occident.

Du sacré à la scène

Dans Mille et Une danses orientales le récit est structuré comme un voyage dans le temps, établissant d’emblée un lien fondateur entre la danse et le sacré.

Ladjimi commence son enquête aux sources : l’Égypte antique. Il prouve que la danse est un rite intégré au fonctionnement cosmologique et social. Les mouvements de hanches associés à la déesse Hathor participent d’un système symbolique lié à la fertilité, à la régénération du monde et au sacré féminin.

Une dimension spirituelle et communautaire, incarnée également par la figure de Ashtar, forme le socle originel que le film ne cessera de mettre en contraste avec les représentations ultérieures.

La rupture majeure intervient avec le regard extérieur.  Le corps dansant est un corps-agent, et la danse est un fait social total, mêlant diverses dimensions : religieuse, sociale et corporelle. La fracture anthropologique majeure intervient avec la construction du regard orientaliste.

Le documentaire montre comment, plus tard, les peintres orientalistes du XIXe siècle, tels que Ingres, Gérôme et Delacroix, ont figé la danse orientale dans un imaginaire stéréotypé. Leurs toiles, peuplées de harem et de majalis sensuels, exécutent une décontextualisation radicale et transforment la danse en spectacle passif, offert à un regard masculin et colonial. La danseuse n’est plus une pratiquante d’un art, mais un ornement exotique, un « cliché visuel » disponible.

Et justement là, que Ladjimi forge le lien du titre avec Les Mille et Une Nuits. Schéhérazade, en racontant des histoires pour survivre, détourne le regard du sultan et le soumet à sa narration. De même, Ladjimi suggère que la danseuse, à travers les âges, a tenté de maîtriser le regard posé sur elle. Cependant, l’industrie culturelle orientaliste retourne ce stratagème et fait de l’Orient lui-même une Schéhérazade.

Avec l’avènement du cinéma, le processus s’accélère et se massifie. Le film Mille et Une danses orientales utilise dans sa quête démonstrative des extraits de films égyptiens et occidentaux et révèle un conflit de représentations.

La première représentation est endogène. Il s’agit du corps comme expression d’une mémoire culturelle (les gestes antiques) et d’une agentivité sociale. Il le souligne en évoquant les danseuses singulières de l’époque nassérienne avec des stars comme tels que Taheyya Kariokka puis Samia Gamal. Ces corps sur scène étaient aussi politiques, affirmant une identité nationale et une forme d’émancipation féminine dans l’espace public et portée par le cinéma égyptien des années quarante et cinquante.

La seconde représentation est exogène (orientaliste). Il s’agit du corps comme signe d’altérité radicale, condensant des stéréotypes sur la sensualité, la passivité et le mystère de l’Orient. Le cinéma occidental, par son pouvoir de diffusion massive, industrialise cette représentation.

Le montage du film crée un va-et-vient entre les deux représentations, soulignant l’écart entre l’autoreprésentation et l’hétéro-représentation. Il utilise les moyens du cinéma pour objectiver le regard.

Le dispositif filmique

Le jeu se réalise par la bande son du film : une voix off féminine, calme et didactique, fonctionne tel une voix de la raison analytique, contrastant avec la charge émotionnelle des images d’archives. Cette voix guide une déconstruction du fantasme en commentant les extraits de films et les peintures montés pour être disséqués comme des artefacts culturels.

Les interviews d’experts, anthropologues et historiens de l’art sont principalement masculins. Bien que parfois un peu disjointes du flux narratif principal, ces interviews interrompent parfois la construction visuelle et narrative. Plutôt que des éléments organiques, elles fonctionnent comme des inserts explicatifs qui aident quand-même le récepteur à décoder les strates de sens du corps de la danseuse, accumulées à travers les siècles.

Les transferts culturels

En suivant dans Mille et Une danses orientales le parcours de ce geste corporel à travers les âges et les regards, Mokhtar Ladjimi esquisse un récit historique des transferts culturels entre l’Orient et l’Occident.

Il trace la trajectoire de la déviance de la danse orientale, de la déesse à l’objet érotique, et rappelle son potentiel de résistance, des militantes de l’ère Sadate aux artistes contemporaines. Le film redonne ainsi une profondeur historique et politique à un art trop souvent superficiellement apprécié.

Le film montre comment une pratique corporelle chargée de sens peut être capturée, déformée et réinvestie dans une économie symbolique dominante, celle de l’orientalisme post-colonial.

La question ultime posée par le film est la suivante : Un geste culturel peut-il survivre à sa spectacularisation et à son aliénation par le regard de l’Autre ?

En documentant la plasticité et la résilience de la danse orientale, Ladjimi suggère que le corps, en tant que lieu de mémoire et d’invention, garde toujours la capacité de re-signifier et de métamorphoser ses propres mouvements, même sous le poids des projections les plus lourdes.

Au-delà de son sujet, le film devient ainsi une référence pour penser la circulation, la déformation et la réappropriat

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