Qu’est-ce qu’un cinéaste ? C’est un faiseur de films. Cependant, supposons que le cinéaste cesse de faire de films, garde-t-il pour autant son statut de cinéaste ?
En partant du postulat que c’est le faire qui détermine l’être, nous pouvons alors déduire que la négation du premier entraîne l’annulation du second. Par conséquent, être cinéaste n’est pas un état civil, mais un rapport au monde. De ce point de vue, renoncer à faire des films, entrer dans une période d’hibernation, bien que le désir d’en faire soit toujours vif, marque non seulement un arrêt dans une carrière, mais surtout une suspension dans une vocation.
Quelles sont les raisons de cette interruption ? Pourquoi ces longues et interminables périodes d’expectative ? Bref, pourquoi le cinéaste se cantonne-t-il dans le silence ?
D’aucuns, sans hésitation, invoquent les conditions objectives de la production : insuffisance du financement, absence de structures permanentes de production, marché de distribution exigu, voire inexistant, obligation quasi-incontournable de recourir à des partenaires ou à de fonds de soutien étrangers.
Tant d’handicaps qui finissent souvent par avoir raison de la bonne volonté du cinéaste tunisien. Pour ce dernier, réaliser un film est une entreprise titanesque, colossale, puisqu’il doit non seulement porter plusieurs casquettes (réalisateur, producteur, scénariste, dialoguiste, administrateur, etc.), mais aussi réinventer, à la faveur de chaque nouveau projet, toute la structure nécessaire à la fabrication d’un film (du bureau de production à louer jusqu’à la conception et l’impression de l’affiche du film lors de sa sortie).
Quand le cinéaste ne parvient pas à réunir toutes ces conditions, son projet de film s’érige devant lui comme un rêve impossible. Désespéré, il abdique. Il pense à autre chose. Il attend… Il envisage d’autres projets ou peut-être une autre carrière.
Aigri, désenchanté, il s’invente un monde intérieur où défilent les belles images du grand film qu’il aurait dû réaliser, un film qui aurait nourri l’adhésion et l’admiration, tout à la fois du public, de la critique et des sélectionneurs de tous les grands festivals du monde. Cela est suffisant pour qu’il se voie grand auteur, créateur exceptionnel, esprit visionnaire, conscience éclairante, si bien que tout autour de lui est réduit à ses yeux à quelque chose d’insipide, de ridicule et de difforme. Il ne voit plus dans les films des autres qu’un édifice d’imperfections ou le champ de tristes mièvreries, digne d’un obscur amateur, et de surcroît mal inspiré.
Puisant ses arguments dans la vitalité remarquable que lui inspirent les images mentales de son très cher film, il se lance dans des diatribes lumineuses contre le cinéma de ses confrères. Il démasque les faiblesses de leur mise en scène, leur donne des leçons, leur prodigue ses conseils et s’applique généreusement à leur proposer une autre version de leurs films. Sa parole débridée de critique n’a d’égale que le poids de son silence de cinéaste.
Avec un film greffé dans la tête, le cinéaste désoeuvré n’a plus de voix. Son silence de cinéaste est le signe de la difficulté d’être cinéaste et aussi le symptôme d’une crise qui affecte les conditions générales de la création dans le pays.
Appréhendé dans cette perspective, le silence du cinéaste n’aurait alors que des implications socio-économiques ou tout au plus politiques, donc placé en dehors du processus de la création filmique. Pourtant, il y a un autre silence qui se situe au cœur même de la matière filmique et détermine aussi sa configuration.
En effet, plusieurs films tunisiens sont structurés autour d’un personnage souvent silencieux, taciturne. Nous pensons notamment au teigneux dans Khélifa Lagràa H. Ben Halima, au jeune héros syndicaliste dans Sejnane de A. Ben Ammar, au jeune apprenti confronté à “l’épreuve de la virilité” dans L’homme de Cendres, ou encore au personnage de l’expulsé de l’Europe dans Et Demain je brûle !
Si ces personnages sont réduits au mutisme, c’est parce qu’ils sont marginalisés et n’ont plus aucune prise sur le monde qui les environne et les écrase. Aussi est-ce pour cette raison qu’ils sont tous gagnés par des velléités d’effacement et de fuite. Même quand ils sont engagés dans une action militante (Sejnane) ou habités par un sursaut de vengeance (L’homme de Cendres), ils demeurent enveloppés dans une attitude flegmatique et silencieuse.
Cependant, ce qui affecte leur parole, ils le récupèrent par un regard attentif, scrutant fébrilement toutes les composantes de leur réel.
À l’instar des personnages du cinéma néo-réaliste italien, ces icônes du silence, dont toute l’énergie se focalise autour de leur faculté oculaire, dévoilent les recoins de leur milieu, pénètrent dans les zones les plus reculées, franchissent les seuils interdits et reconstituent, par conséquent, un tableau intégral de leur environnement. Dans ce sens, leur regard se nourrit de leur silence.
Entre le silence du cinéaste et celui du personnage, la différence n’est pas seulement entre un versant sociologique et un autre narratif ou esthétique. La véritable différence entre ces deux silences réside surtout dans le fait que la difficulté de la création chez le cinéaste décompose le monde, le fragmente et l’affecte d’un profond hiatus entre le désir des images et la tentation de les annuler. Alors que le silence du personnage transforme leur handicap ou leur marginalité confinée dans le mutisme, en une force agissante qui recompose le monde, le reconstitue, et le recueille dans le moule du regard.