Le cinéaste africain n’est pas friand de film historique. Toutefois, son grand souci est d’interpeller les composantes de l’histoire de son pays. Donc, le film historique, en tant que genre fondé sur le principe de la reconstitution, ne mobilise pas son intérêt (sauf à quelques rares occasions). Ce choix n’est nullement dicté, comme on pourrait le supposer, par des considérations budgétaires qui seraient incompatibles avec les moyens objectifs de la cinématographie du Sud, mais surtout parce que le passé n’est pas perçu sous les traits d’une vision épique. Le cinéaste africain aborde l’histoire et revisite ses composantes à partir de l’instant présent et immédiat. L’histoire n’est interrogée que pour mieux saisir la complexité du présent.
En effet, dans le cadre d’une cinématographie nationale dominée par le film d’auteur, l’objectif est d’articuler le langage filmique autour d’un point de vue personnel où le moi collectif doit rejoindre un moi individuel, donc un moi confronté à la réalité immédiate, au contexte social et culturel environnant.
Selon Marc Ferro, “un film sur l’histoire est un film dans l’histoire”. Cela signifie que même dans un film où l’histoire est traitée dans une perspective strictement commerciale ou divertissante, il est impossible de pouvoir gommer les traces culturelles et historiques en rapport avec le contexte immédiat de la production du film. Pour le cinéaste africain, cette interaction ou ce télescopage entre les deux histoires lointaine et contemporaine constitue l’axe central de son projet cinématographique.
Pour aborder cette problématique, nous nous proposons d’examiner trois films : Le Moineau de Youssef Chahine (Egypte 1970), Sejnane de Abdellatif Ben Ammar (Tunisie, 1973) et Mille mois de Faouzi Bensaïd (Maroc 2003). Réalisées dans des contextes différents, ces trois œuvres, comparées ou confrontées les unes aux autres, seraient en mesure de nous donner une idée du rapport qu’entretient le cinéaste arabe avec la composante de l’histoire nationale.
Les films proposés n’abordent pas l’histoire sous les traits d’une reconstitution par un quelconque recours à de costumes ou à de décors d’époque, mais rattachent le cadre qu’ils évoquent aux couleurs et aux valeurs du contexte présent. Autrement dit, la lecture de l’histoire n’emprunte pas la voie de la mémoire visuelle et scénographique. Le passé est appréhendé dans la texture même du présent. Mieux encore, les personnages qui défilent devant nous ne sont pas différents des silhouettes que nous croisons dans notre paysage quotidien. De même, leurs contrariétés ou leur crise sont une projection des difficultés que vivent et rencontrent le public d’aujourd’hui.
Dans ce sens, le traumatisme qui a fait suite à la défaite arabe après la guerre de six jours (Le Moineau), ou en Tunisie, la lutte syndicale dans les années cinquante qui se mue en un mouvement de résistance contre les forces coloniales (Sejnane) ou encore l’atmosphère de terreur pendant les années de plomb au Maroc (Mille mois), constituent le cadre historique et la matière rétrospective de ces films. Toutefois, le sens de ces oeuvres ou encore les constituants de leur discours respectif sont à chercher dans le contexte contemporain à leur production.
Le Moineau :
Il faut rappeler qu’à la suite du conflit arabo-israélien, les trois grandes tendances du cinéma cairote, à savoir la comédie musicale, le remake du film occidental et le film historique, à tonalité hollywoodienne, avaient subi une nette érosion, voire un franc discrédit. Youssef Chahine, auteur d’une reconstitution épique de Salaheddine, ne s’autorise plus à emprunter une telle voie. D’un cinéaste de l’épopée nassérienne qui s’appliqua à glorifier un chef et à chanter une époque, celle de la nationalisation du canal du Suez, Youssef Chahine réalise une œuvre où le présent est devenu l’objet d’une interrogation critique. Dans ce sens, Le Moineau marque une évolution, voire une rupture, dans le rapport que le cinéaste entretient avec l’histoire officielle.
Mais, Youssef Chahine ne peut aborder cette question d’une façon frontale, car Nasser était encore l’objet d’un culte et la cristallisation d’un beau rêve collectif, malgré les signes évidents d’un désenchantement national. Il fallait donc inventer une stratégie filmique qui mettrait en exergue les nouvelles valeurs les plus mobilisatrices : la liberté, le peuple, la citoyenneté, etc…
Mais comment dire tout cela sur fond de crise ? Il n’y a d’autre recours aux yeux de Chahine que l’approche symboliste ou allégorique, quitte à reprendre ou à recycler des lieux communs ou des symboles largement stéréotypés, comme l’oiseau dans sa cage pour exprimer l’enfermement et le désir de liberté, ou la femme qui se sacrifie pour les siens, telle mère Courage pour symboliser la persévérance de la mère patrie.
De ce point de vue, Youssef Chahine appréhende cet épisode de la défaite de l’Egypte et du monde arabe en général, non seulement par un retour aux grandes valeurs éthiques et révolutionnaires, mais surtout par l’adoption d’un langage codifié et quasi didactique.
Sejnane :
Dans le cinéma tunisien, l’histoire nationale est à peine abordée. Hormis les quelques timides L’Aube ou Le Rebelle de Omar Khelifi, l’histoire ne gagne de crédit que par le biais d’un traitement documentaire, à performance esthétisante, comme dans les films de Hamida Ben Ammar, auteur d’un remarquable Zeitouna. Donc le cinéma tunisien n’a commencé à interpeller l’histoire d’une façon sérieuse que sous la contrainte et les effets d’un présent gravement en crise. En effet, dans les années soixante-dix, et quinze ans après l’indépendance, la Tunisie était confrontée à sa grande première crise socio-politique, notamment après l’échec de la politique collectiviste et le retour à un libéralisme sauvage. Cela n’a pas manqué de donner lieu à une confrontation sanglante entre le régime et la Centrale syndicale, entre les forces de l’ordre et les ouvriers.
Dans la Tunisie des années 70, aucun cinéaste tunisien ne pouvait aborder ces événements directement ou d’une façon objective et impartiale. Il fallait donc recourir à une sorte de stratégie allusive et suggestive, par le truchement de l’histoire de libération nationale. Cette dernière charrie aussi dans sa mémoire un antagonisme similaire entre les forces coloniales et le mouvement syndical. Là aussi, le conflit est davantage politique ou idéologique que social. Une telle démarche montre que l’histoire dans le film de Abdellatif Ben Ammar apparaît plutôt comme un paravent qui permet d’exprimer le présent, de dire l’indicible et de déjouer l’interdit. De ce point de vue, Sejnane serait moins un film historique qu’un film sur l’actualité.
Mille mois :
Comme plusieurs films marocains récents, Mille mois revisite la mémoire historique du pays, notamment la période dite de plomb qui a vu la recrudescence des exactions politiques contre les opposants du régime, notamment après la tentative du putsch de Skhirat contre le roi Hassan II.
Mais l’avènement d’une nouvelle ère (empreinte d’ouverture et d’une réelle volonté de réconciliation nationale) a encouragé plusieurs cinéastes marocains à s’inscrire dans cette mouvance générale, à apporter leur contribution, en tant qu’artistes et intellectuels et à régler leur rapport avec la mémoire collective. Dans ce sens, Mille mois est un film qui témoigne, dans le but de pouvoir conjurer la peur et l’angoisse que cette période a nourries dans la conscience d’une grande frange du peuple marocain. Cependant, si le témoignage est un acte social et politique, le discours cinématographique, lui, décrypte les composantes de la mémoire afin d’en faire la matière même du récit. C’est pourquoi Mille mois, contrairement à d’autres films marocains abordant le même sujet comme La Chambre noire de Ben Jalloun, ne montre ni la violence ni la torture. Nul voyeurisme chez lui, puisque la répression, les exactions multiples et l’atmosphère de peur qui affecte la société sont filmés à travers le regard innocent, naïf et en même temps troublant d’un enfant dont le père est un détenu politique.
Le film de Faouzi Bensaïd ne s’intéresse au passé que pour mieux conjurer chez ses contemporains les traces d’un traumatisme collectif. Contrairement à Sejnane ou Le Moineau où le film est carrément dicté et déterminé par un présent en crise, voire une période en ébullition, le film Mille mois ne renvoie à une situation en crise, mais entretient la mémoire de la crise et l’angoisse qui l’accompagne.
Il est démontré par de nombreux critiques que le film historique déborde souvent son cadre, si bien que le regard tourné vers le passé conduit presque systématiquement à parler du présent. Alexandre Nevski nous parle aussi de la menace nazie juste avant le pacte germano-soviétique, ou encore Satyricon de la Rome décadente des années soixante. Mais ce qu’il faut souligner dans le cas de trois cinéastes arabes, est que le rapport à l’histoire comporte respectivement des nuances substantielles. En effet, dans Sejnane, ce rapport à l’histoire est déterminé par le principe de l’analogie. Dans ce cas, le présent est une reprise quasi similaire du passé. Dans Mille mois, l’histoire est évoquée comme un principe cathartique afin de mieux dépasser ou évacuer l’angoisse collective qu’a nourrie la période des années de plomb. Dans Le Moineau, l’actualité et l’histoire forment une même matière, car le regard rétrospectif n’est plus possible. Y. Chahine ne peut pas parler pendant cette période où règne un lourd sentiment de défaite de la grandeur des Pharaons, ni encore de la vaillance héroïque de Salaheddine. Une seule perspective pour lui : examiner le présent à l’aune de grandes valeurs qui avaient toujours marqué l’histoire de l’humanité.
2 Comments
Hassen Euchi
Good 😉
Hassen Euchi
Thanks