Abdellatif Ben Ammar, la critique et le public.

Je voudrais tout d’abord vous inviter à suivre ce bref extrait de l’introduction d’une publication, qui date de près de quarante ans,  consacrée à une réalisatrice belge, Chantal Akerman, en vous invitant à remplacer, mentalement, le nom d’Ackermann, par celui de Abdellatif Ben Ammar : « Deux jours de projection. Deux jours de réflexion et d’analyse. De vingt à deux cents personnes. Regardant. Travaillant… ». L’auteur de l’introduction évoquant le soutien de principe à cette cinéaste poursuit « Il m’a semblé que le cinéma qu’elle faisait était comme un lieu de recherche privilégié », soulignant que « Parce qu’elle est belge et qu’il est indispensable que le cinéma de ce pays cesse d’être méconnu à l’endroit même où il se fait… ». (ATELIERS DES ARTS. Chantal Ackermann. Séminaire – Bruxelles 14-15 févier 1981;Cahiers des Ateliers des Arts, n°1 – 1982). Cette citation a pour but d’inciter critiques, enseignants, académiciens, peintres, romanciers à s’inspirer de cet exemple pour en faire autant, chez nous, pour un cinéaste de chez nous, nous parlons de Si Abdellatif Ben Ammar.

Revenons à notre communication pour dire que lorsque nous avons décidé au sein de notre Association de consacrer une rencontre autour de l’œuvre de Abdellatif Ben Ammar, et qu’il nous fallait préparer une intervention à ce sujet, je me suis dit que c’est l’occasion où jamais de rendre hommage à notre cinéaste à travers une réflexion sur l’accueil fait à ses films par la critique et par le public, et essayer de sonder, en sa présence son attitude vis-à-vis de la réception de son œuvre.

Dès que j’ai commencé à traiter ce sujet, simple en apparence, je me suis rendu compte que ma tâche ne serait pas aisée, à commencer par les termes : « public », « critique », « cinéma », « réalisation », « réception », etc. sans pouvoir évacuer une pléthore des questions : Dans quelle mesure peut-on parler d’adhésion de la critique et/ou du public à l’œuvre d’un cinéaste ? Et si adhésion il y a, est-il un succès public et critique ? Ou l’un au détriment de l’autre ? Si cette adhésion est constante ou épisodique? Si elle se vérifie pour tous les films ou non?

Certains parlent de rendez-vous manqués à propos de certains films, d’un écart entre le message conçu par le réalisateur et celui que public a perçu, bref entre le film conçu et le film reçu. Qu’en-est-il de tout ça ?

Il est bon avant d’aller plus loin de dire que j’aborde cet échange, en toute amitié et en dehors de tout esprit polémique. Enfin, je suis particulièrement heureux que notre Association ait le souci de se rapprocher des cinéastes tunisiens et qu’elle inaugure ce programme avec Si Abdellatif.

  • QUELQUES TERMES CLEFS : LE PUBLIC, LA CRITIQUE, L’ACCUEIL RESERVE AU FILM

Le public. Quand on parle du public, on peut se demander de quoi et de qui on parle ? Ce qui semble évident devient vite flou, pour peu qu’on essaie d’y réfléchir. En vérité, le terme est vague et l’on connaît mal la réalité à laquelle il renvoie.

Voici ce que le cinéaste Orson Welles dit à ce sujet  « Un public de cinéma, ça n’existe pas. C’est fait de 200 Berbères de l’autre côté de l’Atlas; d’un groupe d’intellectuels à la Cinémathèque d’Athènes, de 700 bourgeois qui ont voté pour Nixon. C’est fait d’une seule personne derrière sa télévision. (…) Et mon propre film à moi, je l’écris, aussi, pour la postérité, où il y aura d’autres assemblages de publics que l’on ne peut prévoir. » (POSITIF. Spécial Orson WellesPositif n° 449-450. Juilletaoût 1998).

D’autre part, ajoutons que si le public a une dimension individuelle, humaine, il a aussi une dimension collective, sociale et économique. On parle alors d’une masse « composée de multiples individus perdant leur identité au sein de ce tout » qui assiste à un spectacle et qui entre en interaction avec ceux qui ont conçu et réalisé ce spectacle (essentiellement, les réalisateurs).

Le critique de cinéma. Celui-ci est censé développer dans un article son point de vue sur l’œuvre qu’il a vue, « …de dire essentiellement son goût » (selon Jean Roy, critique de cinéma français) : https://dirprod.fr/2006/10/08/entretien-avec-jean-roy/

Outre son opinion, le critique propose une analyse technique pour permettre à ses lecteurs de se faire leur propre idée. Aujourd’hui, si tout le monde peut donner son avis, tout le monde ne peut pas être critique. Il ne suffit pas de dire « j’aime » ou « je n’aime pas ». Le critique de cinéma doit maitriser la langue, savoir argumenter ses propos par une analyse poussée, faisant appel à ses connaissances techniques. Il doit disposer d’une bonne culture générale, qui l’habilite à faire des comparaisons. Il doit tenir compte de tout : du style d’écriture cinématographique, du jeu des acteurs, de l’histoire, des décors, de la cohérence du propos, etc.

La vraie critique se fait sur la base d’un vrai recul pris par rapport à l’œuvre. Elle se doit de juger le film dans son intégralité en adoptant une approche cinéphile, en restituant le film dans un genre, en le replaçant dans son contexte social et politique, en se demandant quel regard porte le film sur le monde /sur la société, et d’apporter, enfin, à la critique un caractère plus personnel, dire en un mot : en quoi le film nous parle, nous touche. Il devient, dès lors, possible de communiquer autour du cinéma qui apparait alors comme étant une plateforme d’échange et surtout un miroir de la société.

Il est vrai que ces quelques réflexions introductives sont loin de couvrir le sujet dans sa richesse et sa complexité, mais elles sont de nature à baliser le terrain à un approfondissement ultérieur qui pourrait se traduire par une action plus méthodique englobant tous les films d’Abdellatif Ben Ammar.

Même s’il lui arrive de n’être pas d’accord avec elle, Ben Ammar accorde de l’importance à la critique cinématographique en Tunisie, et lui témoigne parfois sa reconnaissance, comme il l’a fait envers le regretté Mohamed Mahfoudh, à qui il a rendu hommage, entre autres, dans le générique fin de son film « Le chant de la noria ». Il déclare à ce sujet que « Les écrits sur le cinéma de Mohamed Mahfoudh n’ont eu de cesse  de stimuler mon imaginaire, en m’incitant à mieux faire, et à être encore plus exigeant envers moi-même ».

  • BEN AMMAR, LA CRITIQUE ET LES CONDITIONS DE PRODUCTION DES FILMS TUNISIENS

Sur un autre plan, Ben Ammar et Mahfoudh semblent encore une fois se rejoindre. Parlant des critiques tunisiens, des conditions de production des films tunisiens, Ben Ammar dit à ce sujet « Les critiques [tunisiens] doivent prendre conscience de nos possibilités, de nos limites, de nos difficultés. Un film tunisien doit être jugé et critiqué à partir de la spécificité de ses conditions de production, de la conjoncture socio-économique et politique qui l’a produite, à partir des modes d’accueil par le public tunisien. Je trouve inadmissible que des gens qui n’ont aucune connaissance du cinéma critiquent des films. [Il reproche à la critique cinématographique tunisienne de s’épuiser dans l’impressionnisme et dans la reprise des clichés surannés, et de faire beaucoup de mal au cinéma et au public tunisien et au public du tiers monde…] » (Entretien avec Abdellatif Ben Ammar in : « HEDI  KHELIL. Le parcours et la trace. Témoignages et documents sur le cinéma tunisien. MediaCom, Tunis, 2002, p. 75)

Mahfoudh semble lui répondre en écho, et mieux  encore, vu qu’il s’était, déjà, depuis longtemps, prononcé sur ce sujet, anticipant les attentes des cinéastes tunisiens, il appelait le critique tunisien à avoir le sens de la mesure dans la critique d’un film tunisien, ce qui ne doit pas se confondre avec une éventuelle complaisance. Il appelle à la tolérance pour apprécier les films tunisiens et rejette fermement les qualificatifs du genre « massacre », « crime », catastrophe », appliqués à ces films, par certains journalistes tunisiens. (Cf. MOHAMED MAHFOUDH. Et la tolérance ? « La Presse», 29 Octobre 1982).

Sur un autre plan quand on demande à Ben Ammar si le public est à son écoute, il déclare : « Heureusement pour moi, le public tunisien est un public de cinéphiles. Le cinéma fait partie intégrante de ses activités de loisir culturelles. C’est vrai que c’était ma chance d’appartenir à un pays où la culture artistique est importante aussi pour le citoyen tunisien d’une manière générale. Il aimait le cinéma comme il pouvait aimer la peinture ou la musique. Il est consommateur des arts quoiqu’on puisse dire. Je peux ajouter qu’à chaque fois, j’ai eu une réponse d’adhésion très stimulante pour moi ». (« Le Temps » 22 juillet 2008)

Cette citation de Ben Ammar, extraite du quotidien tunisien « le Temps » fait référence aux réactions du public tunisien à l’occasion de la projection de « Aziza » projeté dans le cadre du festival d’été de Carthage. « Il y avait 12000 spectateurs, qui ont très fortement applaudi le film lequel, visiblement répondait à leur attente. C’était une autre époque et c’est d’autant plus touchant pour moi de constater, à l’issue de sa projection algérienne, qu’il n’a pas pris une ride » (Extrait de l’entretien cité supra, in « Le Temps » 22 juillet 2008).

  • LA RESPONSABILITE DE LA CRITIQUE, DES INTELLECTUELS TUNISIENS ET DU CINEASTE

Autant dire que l’accueil du public est fluctuant quand on l’applique à l’ensemble des films de Ben Ammar, (où le succès côtoie parfois un accueil réservé), d’où de tels propos devraient être nuancés. Ces moments heureux où Ben Ammar se félicite de la qualité du public tunisien doivent être comparés à d’autres où le même Ben Ammar juge un peu plus sévèrement ce même public tunisien, faisant endosser souvent à la critique en Tunisie une responsabilité en la matière.

Ben Ammar critique les milieux qui font défection quant au soutien aux cinéastes : intellectuels, enseignants, pédagogues, romanciers, musiciens, ou plasticiens, un ensemble de récepteurs qui pourraient ou auraient pu, par leur lucidité et leur savoir culturel, apporter à la masse un regard différent. Entretien avec Abdellatif Ben Ammar in : « HEDI KHELIL. Le parcours et la trace. Témoignages et documents sur le cinéma tunisien. MediaCom, Tunis, 2002, p.74)

Ainsi en est-il de l’accueil et de l’appréciation mitigée de son film « Une si simple histoire ». Ben Ammar dit qu’il arrive souvent que l’effort de réflexion du cinéaste, son implication totale et l’application dont il fait  preuve dans la réalisation soient accueillis de manière tout à fait superficielle par la critique en Tunisie.

Le film, selon Ben Ammar, est alors interprété à tort et à travers en s’écartant de son contenu réel. Le cinéaste se rend compte douloureusement d’une réalité contre laquelle, dit-il, il ne peut rien. A savoir que le film n’appartient plus à son réalisateur, à partir du moment qu’il existe. Cette frustration est compréhensible mais Ben Ammar ne peut ignorer que c’est la règle du jeu. Seul le temps pourrait permettre éventuellement des réhabilitations, des réparations. Face aux réactions des médias, le cinéaste exprime sa déception qu’il soit mal compris. Nous citons l’exemple de « Une si simple histoire », sorti en 1969. Il s’insurge ici contre le fait qu’on n’ait pas compris le message principal de ce film, à savoir « les difficultés d’adaptation de l’intellectuel tunisien à sa société après un séjour en France », et la remise en question de cet intellectuel et le fait que la critique en Tunisie ait centré tout sur un thème secondaire dans ce film, à savoir « le mariage mixte ».

Ne caricaturons pas la position de Ben Ammar. Le cinéaste est conscient qu’un film peut répondre ou pas aux attentes du spectateur, selon lui. Cependant, le cinéaste a le devoir d’aller jusqu’au bout de ses réflexions dans une liberté totale d’écriture. Un autre exemple où le malentendu est entier entre le critique et le cinéaste. Hédi Khelil est par exemple déçu par le film « Le chant de la noria » (2002). Là, il va jusqu’à faire un reproche sévère au réalisateur, à savoir occulter le paramètre de la réception, de ne pas réussir à se faire comprendre par son public, de le toucher et lui demande s’il pense au public ou s’il fait un film pour se faire plaisir. Hédi Khelil fait une critique encore plus sévère en jugeant que la cogitation de Ben Ammar est très ambitieuse, mais celle-ci n’est pas du tout traduite ou mal traduite dans ce film. Il écrit : « c’est un film sans ancrage, sans terre ferme, comme un assemblage de belles intentions, comme une beau gâteau auquel il manquait le ferment d’une levure ».

Face au film « Le Chant de la Noria », programmé dans le cadre de cette rencontre, la réaction du public présent était visiblement fort enthousiaste. Ce changement d’appréciation renvoie-t-il à l’effet du temps  ou relève-t-il d’une impression pressée du critique ? En tout cas, Ben Ammar conteste la critique de Hédi Khelil et réaffirme qu’il a horreur du spontanéisme et du populisme. Son attitude consiste à consacrer beaucoup de temps à la réflexion et à la méditation et par conséquent assumer totalement son œuvre. Ben Ammar se dit qu’il est toujours à l’écoute, qu’il entretient sa passion pour le cinéma et qu’il conserve le même souci de dialogue avec le public.

  • BEN AMMAR ET L’OCCIDENT

En se défendant, Ben Ammar va même jusqu’à céder, à notre avis, aux  défauts qu’il reproche aux autres. Dans ce sens, il juge sévèrement certains films encensés par une certaine critique tant en Tunisie qu’ailleurs, en reprochant à ces films, de tomber dans l’inauthenticité. Il leur reproche leur complaisance par rapport à l’Occident qu’il accuse d’exercer une pression sur les cinéastes tunisiens pour aborder des sujets dans une optique que nous qualifions de « néocoloniale ». Il affirme que son obsession à lui est de montrer une image contraire à celle qu’on veut imposer sur la Tunisie pour ceux qui se croient détenteurs du respect des droits de l’homme. La flagrante et scandaleuse contradiction de l’Occident est qu’il crie haut et fort son respect de la création alors qu’il soutient et commandite des œuvres aussi insipides qu’insignifiantes, à savoir  « Siestes grenadines », «  Demain je brûle », « Satin Rouge ». Il affirme « Je suis le dernier à penser que mon film est un chef d’œuvre, mais je suis contre le fait de le qualifier d’ineptie cinématographique ».

Toujours dans le même ordre d’idées, Ben Ammar refuse de s’offrir en tant que pâture au regard des autres. Et il finit par ces propos qui nécessitent une mise au point, Abdellatif Ben Ammar dit : « Je n’accorde le droit de jugement de mes films qu’à des spectateurs qui appartiennent à ma civilisation et à ma culture. Les autres, je leur dis : « Apprenez ma culture, maîtrisez-la et après vous pouvez me juger, car moi je connais la vôtre et me suis imbibé de votre civilisation ».

Je voudrais souligner à ce sujet que, même s’ils sont peu nombreux, certains critiques occidentaux ont contribué à mieux faire connaitre les cinéastes arabes, loin de tout ethnocentrisme. Je citerais juste un nom, celui de Georges Sadoul critique et historien qui a consacré des articles, voire des livres sur les cinéastes arabes. Les analyses critiques de ce monsieur ne seraient pas les bienvenues ? Cela me rappelle les suspicions de certains intellectuels arabes face à la production des intellectuels et des scientifiques occidentaux sur les sociétés arabes. Rejeter radicalement et en bloc cette production serait une erreur à mon avis, tout comme on  l’a fait pour les études orientalistes des sociétés arabes. Refuser le regard des autres sous prétexte qu’ils ne vivent pas à l’intérieur de nos sociétés, serait à mon avis une aberration.

Je ne voudrais ne pas finir par une note négative, je pense que la recommandation de réhabiliter des films tunisiens mérite amplement d’être entendue. Je veux affirmer ici à la faveur de cette rétrospective des films de Ben Ammar, qu’on ne peut qu’apprécier le cinéma de Ben Ammar, tous films confondus. Le temps est venu de rendre justice à ce grand cinéaste en intégrant ses films dans l’enseignement, dans nos lycées, dans nos universités, de multiplier les occasions de projeter ses films, d’en débattre, de dépoussiérer les poncifs autour de ses films.

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