Deux aspects majeurs caractérisent l’œuvre du cinéaste Abdellatif Ben Ammar.
D’abord, chaque film évoque et restitue d’une manière oblique les axes et les préoccupations d’une époque de la Tunisie depuis l’Indépendance. Si bien qu’en en tant que témoin attentif aux frémissements de l’actualité politique, culturelle ou socio-économique, le cinéaste s’impose à nos yeux comme un cinéaste historien ou un historien cinéaste. Ensuite, les films s’articulent au fil de leur succession autour des éléments récurrents et significatifs que Charles Mauron appelle “Les métaphores obsédantes”. C’est donc autour d’un certain nombre d’images matricielles que le cinéaste structure son imaginaire filmique.
Pour saisir de prés cette dimension, nous devons parcourir, pas l’ensemble de son œuvre qui est vaste et multiforme (Films documentaires, films institutionnels, série télévisuelle…), mais au moins les longs métrages de fiction connus du public cinéphile.
- Des films sur l’Histoire:
–Une simple Histoire (1970) aborde la problématique de l’acculturation dans conscience du Tunisien, laquelle est d’un côté, se trouve aux prises avec l’expérience de l’émigration, et de l’autre, elle est confrontée à un certain antagonisme culturel entre Orient et Occident. Ou comment, au coeur du projet du film du personnage-cinéaste Chamseddine, s’affrontent l’identité locale et l’emprise de la culture de l’ex-colonisateur. Il y a le thème du malaise existentiel.
–Sejnane (1974) évoque un épisode de la lutte de libération nationale et notamment les événements de 1952. Cependant, la trame du récit renvoie, par ricochet, à la Tunisie des années 70 quand la Tunisie était conduite à passer d’une politique socialiste à un capitalisme mal géré. Et pour pasticher Marc Ferro, nous pouvons dire que ce film sur l’histoire est un film dans l’histoire. Car en focalisant son attention sur l’affrontement entre l’autorité politique (incarnée par les forces du protectorat) et la résistance des nationalistes syndicalistes, le film, a quasiment annoncé, prophétisé les événements dramatiques du 26 janvier 1978. Faut-il parler ici de lutte des classes, mais sans forcément une idéologique. Sejnane est un film sur l’une des crises les plus graves de l’histoire postcoloniale de la Tunisie. C’est l’ère de la révolte et de l’insurrection.
–Aziza (1980) ce film important souligne la profonde rupture de la Tunisie avec la matrice traditionnelle de ses mœurs et de son économie. Après la décennie du socialisme, c’est le règne de l’affairisme, la prolifération des secteurs parasites, les effets de la loi 72, et les miroitements du tourisme de masses. La famille de Si Brahim quitte la médina pour s’installer dans la périphérie, dans l’un de ces quartiers qui forment la ceinture des classes populaires autour de la capitale. Une fine radioscopie de la société tunisienne, victime des miroitements trompeurs des choix économiques. Cette évolution du pays tourne à la caricature. C’est le temps des chimères et des rêves de l’enrichissement facile.
–Le chant de la Noria (2002) : Après l’échec du socialisme des années 60, puis les effets néfastes du libéralisme des années 70, la Tunisie a vécu une période encore assez agitée, commencée par ce que le discours officiel appelle d’abord « la structuration économique », avant de décliner vers une démocratie de façade qu’on désignait après le 7 novembre par « L’ère du changement ». Là, les personnages du film, désenchantés, désappointés, renouent avec un zeste d’espoir plutôt chimérique que réel.
Ali, qui avait vécu l’expérience de la politique collectiviste et son échec dans les années 60, revient d’un long séjour aux Etats-Unis d’Amérique. Zeineb sort d’un mariage malheureux et obtient son divorce, comme la marque de son émancipation tant désirée. Face à ce double naufrage professionnel et sentimental, le meilleur remède serait de se ressourcer, de s’interroger sur son être et son identité et d’essayer de se découvrir à travers les composantes de la réalité nationale profonde. Il fallait donc entreprendre un voyage purificateur, une immersion dans la Tunisie profonde, presque un voyage initiatique dans le sud Tunisien. Là, on s’observe à travers des paysages colorés, souriants, à travers des mœurs, avant de jeter l’ancre chez le couple Mouldi et Zohra, installé à Metlaoui. Là, on revivifie, on réanime le souvenir des années du militantisme et la foi dans un certain génie tunisien que cristallise la poésie de Salah Guermadi. Tout a changé peut-être en Tunisie à l’aube du troisième millénaire, mais l’homme ou l’être tunisien demeure confronté aux mêmes forces d’inertie et prisonnier des mêmes reflexes. Là le verdict est sans appel : après l’illusion, c’est l’ère de la désillusion.
–Les Palmiers blessés (2010): sur fond des strates de crises ou de guerres: la guerre de l’Irak (1991), la guerre civile en Algérie (les années de plomb de la décennie 90), le film remonte à la bataille de Bizerte (1961). Ces strates de guerres forment un Chapelet de luttes et réseau de trahisons.
Chaima, fille d’un syndicaliste martyr, mène l’enquête sur les conditions du décès de son père. Comment écrire l’Histoire du pays ? Et pourquoi le cinéaste aborde-t-il cette question quarante ans après les événements de Bizerte ? Encore une fois, ce film sur l’Histoire est un film dans l’Histoire. Le film aboutit à un constat de falsification des aboutissants de la mémoire collective, à une faillite de ceux qui veillent à la probité du « Récit National ». Là aussi, le film préfigure, à travers les plis et les replis de son message, à quelques mois seulement de sa sortie dans les salles, un sérieux blocage socio économique qui se décline en une débâcle généralisée, un certain 14 janvier 2011. C’est l’heure de vérité, donc le temps de déposer le bilan et d’afficher sans détour l’Histoire d’une trahison.
- Chronologie brouillée ou télescopage historique :
Dans les différents films d’A. Ben Ammar, la mémoire individuelle, aussi bien que collective, portent la marque d’une blessure, d’une douloureuse rupture. C’est-à-dire que la trame s’articule chaque fois autour d’une crise. Crise des valeurs, crise économique, crise identitaire…
Et pour cerner cette crise, cerner ses implications et ses enjeux, le cinéaste n’examine pas un contexte historique donné d’une façon isolée, mais plutôt au gré d’un ensemble d’interférences où les époques se chevauchent, se recoupent et forment un vaste réseau sémantique. La preuve que dans cette approche, le présent devrait être éclairé par un renvoi à un évènement passé, voire à plusieurs évènements. Cela signifie qu’il y a des liens, un télescopage entre les films évoqués. Ce qui donne à l’œuvre son unité et sa cohérence.
Une si simple histoire fait référence à ce passage entre le colonialisme et l’indépendance. Sejnane tout en parlant de l’époque coloniale et la lutte pour l’indépendance (1952) renvoie à ce conflit entre le pouvoir politique et l’UGTT dans la Tunisie des années 70. Aziza, parle de cette mutation profonde de la Tunisie qui basculait dans l’affairisme de pacotille. Mais ce résultat n’est en vérité que la conséquence de cette crise ou cet antagonisme qui était au cœur du film Sejnane entre la force du travail et le capital, et le triomphe saugrenu de ce dernier.
Puis Le Chant de la Noria, tout en parlant de la Tunisie de l’an 2000, nous présente un personnage ayant vécu l’expérience de la politique collectiviste des années 60 et témoin de l’échec de cette expérience économique. Cela signifie que pour A. Ben Ammar, le présent ne livre sa signification sans ce travail de fouille dans les interstices de la mémoire individuelle, et par surcroit de la mémoire collective. Il fallait donc secouer cette mémoire, la creuser, lui interdire de sombrer dans l’amnésie, par une sorte de transhumance dans la Tunisie profonde. Il y a là quelque chose qui nous rappelle le mode de fonctionnement de la mémoire proustienne, ne serait-ce que sur un seul principe de son mode de fonctionnement : Un moment de l’histoire n’émerge dans la conscience de l’individu et commence à prendre forme et consistance que chaque fois où il est connecté, rattaché, remué par un autre moment du passé. C’est donc la règle du rapprochement entre deux moments de l’histoire qui permet à la mémoire de livrer le secret de ses strates profondes et dégager la loi de la filiation entre les différents événements d’une existence.
Et finalement Les Palmiers blessés qui tout en parlant des années 90 (à travers la guerre civile en Algérie ou la guerre en Irak) opère un retour aux années 60, par l’évocation de la bataille de Bizerte, un demi siècle après son avènement. Toutefois, dans la Tunisie de 2010, tout semble happer par un étrange reflexe de manipulation, de trahison, de népotisme et d’autoritarisme. Cette vérité monstrueuse, terrible du régime a fini par éclater au grand jour. C’est déjà le 14 Janvier 2011.
Cette lecture nous montre que les films d’Abdellatif Ben Ammar forment un lien, une unité, une cohérence, puisque chaque film reprend le même sillon de l’Histoire pour mieux l’approfondir, le décrypter, avant de le rattacher à l’ensemble de la configuration historique.
Il y a donc un télescopage entre les époques, qui s’éclairent les unes les autres. De ce point de vue, Abdel Ben Ammar est à sa façon un cinéaste historien ou un historien cinéaste, dans la mesure où le récit filmique ne consiste pas seulement à raconter le destin d’un personnage dans un contexte historique particulier, mais plutôt partir d’un module dramaturgique pour en creuser les tenants et les aboutissants, en procédant par analepse ou par prolepse à élargir le module narratif de base à travers un réseau de liens, de filiations, de connexions entre les époques. Car pour cet historien cinéaste, il ne s’agit pas d’évoquer l’histoire seulement pour la décrire ou peut-être pour la célébrer, mais plutôt pour enquêter sur ses composantes, dégager ses couches souterraines et cerner le sens de sa trajectoire.
L’Histoire qui intéresse le cinéaste ici n’est pas l’histoire événementielle. Celle-ci constitue l’étoile de fond du récit filmique. Ce qui intéresse Abdellatif Ben Ammar est l’approche de l’Histoire des Annales, une histoire pluridisciplinaire où se croisent l’économie, la sociologie l’anthropologie, les mentalités, l’histoire culturelle, ainsi que les sensibilités individuelles. Il y a dans cette filmographie des documents sociologiques d’un réalisme quasi naturaliste et une nette volonté de dessiner les contours d’une faste radioscopie de l’imaginaire tunisien où se bousculent à la fois les tares et les germes féconds de l’identité nationale.
Par Kamel Ben Ouanès